“Le soleil, l’argent et l’expertise en matière d’énergie.” Interrogé lundi 4 décembre sur les atouts des Emirats arabes unis, le directeur de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena), Francesco La Camera, n’hésite pas un instant. La preuve, le siège de l’institution, qui regroupe une soixantaine de pays, se trouve à Masdar City. Cette cité vitrine érigée aux portes d’Abou Dhabi possède le nom de l’entreprise qui, en 2006, a décidé de fonder dans le désert “la première ville 100% décarbonée”.
A l’époque, le royaume veut prouver au monde la sincérité de sa reconversion de l’or noir à l’énergie verte. Dix-sept ans plus tard, Dubaï, l’autre mégalopole des Emirats, accueille la COP28, le sommet de l’ONU sur le climat. Le patron de l’Irena enchaîne rendez-vous, conférences et interviews. Son domaine, les énergies renouvelables, est à l’honneur : dimanche, au moins 118 pays se sont engagés à tripler la capacité de production du secteur, suivant les préconisations de l’agence pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
“La présidence de la COP a été à l’écoute“, se réjouit l’Italien. “A l’heure actuelle, les Emirats font le maximum pour avancer dans le bon sens. Mais, naturellement, toute la région doit aller encore plus vite”, estime-t-il, en se redressant dans son fauteuil. “Mais pourquoi donc les journalistes m’interrogent-ils tous sur la politique énergétique des Emirats arabes unis ?”, demande-t-il, curieux. Peut-être parce que près de 2 500 lobbyistes des énergies fossiles, principale cause des émissions de gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique, arpentent les allées de la COP ? Ou bien parce que son président, Sultan al-Jaber, a fondé Masdar, mais dirige aujourd’hui Adnoc, l’entreprise pétrolière nationale ? De quoi se demander si ce goût prononcé pour le renouvelable ne serait pas qu’un mirage.
Un avantage “naturel”
“Les Emiratis sont fiers de ce qu’ils sont capables d’accomplir sur le plan technologique, prévient Francesco La Camera. C’est dans la culture du pays de vouloir être les premiers, les meilleurs. Il suffit de regarder autour de nous pour le remarquer.” Expo City, le site qui reçoit le sommet climatique, se distingue effectivement par son gigantisme. A l’autre bout de cette ville dans la ville, au cœur de la “zone verte” de la COP28, le directeur exécutif de Masdar, Fawaz al-Muharrami, donne raison à notre premier interlocuteur. “Nous avons été les premiers à développer le photovoltaïque dans tout le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, dès 2009”, note-t-il en guise d’introduction, dans le brouhaha qui s’échappe d’une mêlée de costumes cravates en stationnement dans les allées.
Selon le site de l’événement, cet espace ouvert au public regroupe les poids lourds du secteur, invités à “présenter leurs innovations” et “partager des solutions pour combattre le changement climatique”. Dont acte. “A Dubaï, le parc solaire Mohammed ben Rachid al-Maktoum est entré dans la sixième phase de son développement et sera bientôt le plus grand projet photovoltaïque dans le monde”, vante le représentant de Masdar.
L’entreprise, dont il contemple le parcours du haut de ses quinze ans de maison, détrônera alors le projet qu’elle présentait à un convoi de journalistes étrangers la semaine précédente : la centrale solaire d’Al-Dhafra, à quelques dizaines de kilomètres au sud de la capitale émiratie. Des panneaux photovoltaïques à perte de vue, sur une surface de 21 km2, pour une capacité de production de 2 gigawatts pouvant alimenter 160 000 foyers, selon ses promoteurs.
L’obligation de se diversifier
La région dispose en effet d’un potentiel d’énergie photovoltaïque pratique parmi les plus élevés au monde. Son taux de radiations solaires équivaut à 1,1 baril de pétrole au mètre carré (en PDF). Un avantage “naturel”, concèdent nos interlocuteurs, tandis que, sur le site de la COP28, les organisateurs émiratis mettent en avant cette technologie propre et moderne : une exposition sur l’histoire du pays se découvre à l’ombre bienvenue d’une forêt de panneaux solaires.
Ces pays qui dépendent encore largement du pétrole et du gaz “savent parfaitement qu’ils évoluent dans un monde qui tend à progressivement se passer des hydrocarbures. Leurs économies sont en jeu et dépendent donc de leur diversification”, explique Javier Doblas, expert en énergie et durabilité au sein du Boston Consulting Group, basé à Dubaï.
Immenses étendues vides et soleil de plomb permettent aux compagnies nationales de proposer le kilowattheure (kWh) renouvelable le moins cher du monde, tout en assurant aux investisseurs des taux de retours plus élevés qu’ailleurs, grâce à des installations démesurées. “La perspective de bénéficier d’une énergie propre et bon marché attire les industries étrangères, notamment dans les secteurs les plus énergivores, poursuit le consultant. Cela ouvre de nouveaux marchés pour le Moyen-Orient et annonce une transformation de fond du paysage industriel avec des répercussions ici et ailleurs.”
Un nouvel écosystème très attrayant…
Quant au secteur des énergies renouvelables lui-même, il convie dans les pays du Golfe “d’autres investisseurs et développeurs étrangers, avec qui les groupes nationaux nouent des partenariats autour de grands projets [comme Engie ou EDF, pour les exemples français]. Cela amène des consultants techniques, financiers, des banques, des fonds souverains…” Tout un écosystème, attiré par des pays capables de montages financiers robustes et dotés de conditions favorables aux affaires.
“Nous travaillons étroitement avec le gouvernement pour créer les conditions réglementaires qui nous permettent de développer le secteur”, confie ainsi Faraz al-Muharrami, le patron de Masdar. “Il s’agit d’une région qui attirait déjà les entrepreneurs”, rappelle Javier Doblas, qui constate que les start-up de “la green tech” se multiplient à côté de l’historique “fintech”, dédiée à la finance et déjà bien installée dans les villes-monde du Moyen-Orient.
“Quel intérêt d’être installé à Paris ou à New York, quand tout se passe en Asie ou en Afrique ?”, relève Karim Megherbi, expert en énergie et directeur général d’Orisun Invest, une plateforme qui met en relation investisseurs et développeurs de projets dans les énergies renouvelables. “Les pays pétroliers du Golfe, au carrefour de trois continents, se positionnent fortement sur l’Asie, l’Asie centrale, et même en Europe centrale. On l’a vu avec l’implantation de Masdar en Ouzbékistan. Dès qu’il y a des grands appels d’offres comme celui-là, ils sont quasiment assurés de l’emporter, car ils sont les moins chers. En face, les compétiteurs ont du mal à rivaliser.”
En septembre, à l’occasion du Sommet africain du climat, les Emirats arabes unis ont annoncé un investissement de 4,1 milliards d’euros dans les énergies propres sur le continent. Rien qu’au cours de l’année qui a précédé la COP28, le Financial Times a calculé que les entreprises nationales et fonds d’investissement des Emirats arabes unis s’étaient liés à près de 200 milliards de dollars d’investissements à travers le monde, “principalement dans les énergies vertes”.
… Mais toujours plus de pétrole
Et ça ne fait que commencer. Lors d’une conférence à la COP28, Masdar et l’énergéticien allemand RWE ont annoncé investir conjointement 11 milliards de livres (12,8 milliards d’euros) dans le champ d’éoliennes en mer de Dogger Bank, au large du Royaume-Uni. Un parc éolien en mer qui sera, sans surprise, “le plus grand du monde”, selon le Premier ministre britannique, Rishi Sunak.
Faut-il y voir la preuve d’une véritable transition économique pour les pays pétroliers ? Là encore, les chiffres relativisent la portée des annonces. Malgré le récit national, les ambitions du pays sont jugées “insuffisantes” par le Climate Action Tracker. Cruciale pour atteindre l’objectif de neutralité carbone que les Emirats arabes unis se sont fixé à l’horizon 2050, la transition écologique permet de consommer de moins en moins d’énergie fossile à domicile. Et ainsi d’avoir davantage de pétrole bon marché à exporter vers l’étranger, avant qu’il ne soit trop tard.
Les Emirats arabes unis ont prévu d’augmenter la production de brut d’environ trois millions de barils par jour à cinq millions d’ici 2027. Ils côtoient le Qatar et l’Arabie saoudite parmi les cinq pays affichant les plus gros volumes attendus de production de gaz et de pétrole. La compagnie nationale saoudienne Aramco, premier producteur d’or noir au monde, arrive encore cette année en tête des plus gros développeurs de projets pétroliers, avec 17% de la production attendue, selon des chiffres de l’ONG Reclaim Finance obtenus par l’AFP. Adnoc, la compagnie d’Etat dirigée par le président de la COP28, Sultan al-Jaber, reste quant à elle quatrième, à égalité avec QatarEnergy (7%). Le pays et ses voisins se sont indéniablement diversifiés. Mais pas encore au point de renoncer aux ressources fossiles qui les ont enrichis.